19/04/2016

Deuxième Service à quatre mains



Deuxième Service : un menu complet avec des aliments destinés à la poubelle, ça vous tente ? 
Dit comme ça c'est moyennement appétissant, et pourtant, nous sommes plus de 150 personnes à nous être régalées dimanche soir. Le but de la soirée : sensibiliser au problème du gaspillage alimentaire dont nous, Suisses, sommes le deuxième pire élève au monde. Cette peu reluisante médaille d'argent n'est pas vraiment un sujet de discussion dans ce pays où l'on se considère comme les champions du recyclage. Mais recycler ne veut pas dire ne pas jeter. 30% des aliments produits et vendus en Suisse finissent à la poubelle, c'est énorme, beaucoup trop. Des associations comme Table Suisse permettent qu'une petite partie de ces 30% soient récupérés dans la grande distribution, chez les producteurs et détaillants, et redistribués gratuitement à des institutions sociales qui s'occupent de personnes touchées par la pauvreté.


Il est intéressant de noter que tous les produits distribués par Table Suisse sont de qualité irréprochable et ont une date limite de vente qui n'est pas dépassée. Le comble est ici, selon la grande distribution, les consommateurs refusent d'acheter des produits qui s'approchent de la date limite de vente (DLV). Donc les supermarchés anticipent et se débarrassent de produits parfois plusieurs mois AVANT que la date ne soit atteinte, des produits aussi dangereux que du sel, de la Vache-qui-Rit ou du Rivella. Notre première prise de conscience en tant que consommateur est donc de ne pas aller chercher le produit au fond de l'étagère, celui qui a la plus longue date (ne faites pas comme si vous ne saviez pas de quoi je parle, on l'a tous fait, moi la première). Plus on sera nombreux à arrêter, plus le signal sera fort et des palettes entières de riz, pâtes, cacahuètes au wasabi, et autres produits secs ne seront pas jetés des mois avant leur date limite de vente.

François Grognuz, à veste blanche, et Guillaume Raineix, à veste bleu marine.

Mais revenons à notre soirée, Deuxième Service, deuxième saison. Cette année, François Grognuz, le chef de la Brasserie de Montbenon, et toute sa brigade, ont accueilli Guillaume Raineix de l'Eligo et sa brigade, pour concocter un menu "à quatre mains". (En fait plutôt 16 mains, c'est d'ailleurs fascinant à observer). Durant une dizaine de jours, les deux chefs ont été "au cul de la camionnette" de Table Suisse pour sélectionner des produits et construire leur menu. Menu qui a été décidé lundi dernier, puis entièrement revu mardi, modifié mercredi, complètement revu jeudi, et finalisé le samedi, veille de la soirée où ils devaient nourrir 150 personnes. C'est que François et Guillaume (excusez le name droping mais ça sera plus simple) avaient vraiment envie de relever le challenge du dernier moment. Les deux sont des amoureux de produits du terroir et de la cuisine de marché (vous croisez Guillaume tous les mercredi et samedi matins, tôt, à celui de Lausanne entre les betteraves de Pache et le gruyère caramel de Duttweiler), ils aiment improviser. Mais d'habitude, ils improvisent des recettes, pas avec les produits. Ils savent ce qu'ils achètent : toujours le meilleur, avec lequel ils s'amusent. Le défi était de taille, allaient-ils trouver l'inspiration avec des produits rejetés par les consommateurs ?

Deux brigades plus une équipe de télé plus un photographe (plus moi), ça fait un peu trop de monde en cuisine.
Un grand chef est chef qui goûte, toujours, chaque détail. 

D'après leurs dires, le stress est monté crescendo car jusqu'au jeudi, ils n'avaient pas leur plat principal, mais personnellement, je n'étais pas inquiète, et surtout prête à manger un menu entièrement végétarien (la viande est le produit le plus dur à récupérer pour Table Suisse pour des raisons de dates très limitées imposées par les services d'hygiène, ce qui est compréhensible, mais aussi par les actions massives des supermarchés sur les barquettes qui vivent leurs derniers jours de DLV, vous qui achetez aussi de la viande à -50%, vous savez de quoi je parle). 


Au final, le menu était composé d'un amuse bouche, de deux entrées, d'un plat principal et d'un dessert. En piste !


L'amuse bouche était une tartine, un fond de pain rassis (celui qui pompe le mieux le jus de la garniture), des rillettes de morue, une petite sauce à l'avocat, et du pop corn au curry. Tout à fait plaisant et très original. J'avais déjà dégusté une tartine à l'Eligo, à la sardine, j'aime ce genre d'entrées sans chichi, pleines de saveurs.


La première entrée, mon coup de coeur du repas, était un "oeuf parfait" (eux l'ont appelés "encore frais"), c'est-à-dire un oeuf cuit à 63 degrés, dont le blanc est coagulé mais le jaune encore coulant, tout ce que j'adore, accompagné d'une fricassée de champignon et épinards frais, d'un lait au parmesan (une émulsion servie au siphon) et de riz noir soufflé. Et je le répète, chaque ingrédient était donc voué à la poubelle, des oeufs, au lait, au parmesan, au riz noir ! Vous savez combien ça coûte du riz noir ? La prise de conscience s'est faite petit à petit durant le repas où les convives étaient épatés mais choqués des merveilles qu'ont sorti les chefs avec des aliments voués à être jetés.


La deuxième entrée était composée de tomates cerises aux aromates, d'un risotto avec un merveilleux bouillon de légume, et de jambon cru croustillant, une gourmandise réconfortante. Elle a été servie en partie par un groupe de personnalités romandes qui se sont prêtées au jeu pour la soirée. De gauche à droite, Josef Zisyadis, Mathieu Fleury, Annick Jeanmairet, Isabelle Moret, Anne Carrard et Marc Ehrlich.


Le plat était composé d'une effilochée d'échine de porc (c'est elle qui leur a fait bouleverser tout leur menu le jeudi) confite, servies avec une purée de pommes de terre rôties, et des asperges "d'ailleurs" (sic!). Grande réussite visuelle et gustative. En particulier les tronçons d'asperges servis en vinaigrette chaude accompagnés de baies de goji. Ce sont des fruits secs, qui ne craignent donc vraiment pas grand chose, une "superfood" que des hipsters s'arrachent à prix d'or (150.-/kg en Suisse) et qui étaient donc destinées à la poubelle.

 
Je mets cette photo floue juste pour prouver, vu le grand sourire, que je ne les ai pas trop dérangés en cuisine :-D

Le dessert, dernier coup de bluff du nouveau couple de cuisiniers (qui se sont tellement bien entendus durant ce défi que ça ne m'étonnerait pas qu'on les recroise ensemble pour d'autres délires), des fruits rouges, un sorbet au yaourt, et une meringue au poivre sauvage (ou poivre de Voatsiperifery que je sais maintenant écrire sans devoir vérifier sur google, yay). Cette meringue était LA gourmandise que je vais garder de la soirée. Vous pouvez d'ailleurs la refaire chez vous, une base de meringue française (sucre poudre + sucre glace à la fin), poche à douille et hop, juste avant de passer au four, saupoudrer de poivre concassé. Avec des fruits rouges, c'est une tuerie ! Et c'était la dernière chance pour les chefs de montrer par l'exemple l'absurdité des produits que nous jetons, tous les jours, toute l'année.


Après ce copieux et délicieux repas, il était très intéressant d'entendre les conversations des convives, certains produits les ont vraiment étonnés. Un panier avec des exemples de produits récupérés était disponible à l'entrée avec de la documentation. 


Grâce à son grand instigateur, le délicieux et énergique Denis Corboz, cette soirée a clairement fait réfléchir les chanceux qui y ont assisté, mais aussi les lecteurs de la presse locale, les abonnés de Lausanne à Table et les futurs spectateurs du prochain Mise Au Point (24 avril à 20h10). C'est le seul et unique but de la soirée : faire prendre conscience de cet énorme problème que l'on a en Suisse, pousser le public à changer ses habitudes et les politiciens à mettre des normes en place qui pourraient éviter certains gaspillage. Car Table Suisse fait un boulot formidable (tous les bénéfices de la soirée lui ont d'ailleurs été reversés), mais c'est à nous, consommateurs, de changer nos habitudes.

Une des très mauvaise habitude, au-delà de refuser d'acheter des produits proches de la DLV, est de jeter des produits que l'on a achetés. Quelques conseils :
  • Dans la mesure du possible, faire des courses plus petites mais plus souvent.
  • Avant de jeter un produit, vérifier s'il est vraiment périmé : un yaourt peut être mangé plusieurs semaines après sa date limite. Il s'agit de se fier à nos sens : si ça n'a pas changé d'aspect, ni d'odeur, vous ne risquez rien à goûter ! (Sauf pour les produits très fragiles comme les produits de la mer, la volaille crue, etc. où il faut se fier au dates de consommation impérativement.)
  • Récupérer les restes pour en faire une nouvelle recette ! C'est la première soirée de l'année dernière qui a éveillé une envie de mettre en avant des recettes pour utiliser des restes ou des ingrédients que certains jetteraient à la poubelle. C'est devenu une série d'articles.


Un dernier mot pour remercier Denis Corboz pour son initiative et toute l'énergie qu'il met pour que la thématique devienne un sujet de conversation, Baptiste Marmier, le responsable de Table Suisse de la région vaudoise pour son travail de fourmi (c'est-à-dire précis, colossal et décourageant pour un humain normalement constitué), et bien sûr François Grognuz et Guillaume Raineix, et leurs équipes très motivées, pour le coeur qu'ils ont tous mis à l'ouvrage, c'était un énorme plaisir et un privilège de passer la soirée avec vous tous !


Deuxième Service, tous les épisodes :


Si vous avez développé des recettes intéressantes pour cuisinier les restes ou récupérer des ingrédients, et que vous souhaitez les partager dans cette rubrique, n'hésitez pas à me contacter. Je publierai volontiers vos recettes dans des articles ! Le but est que ce soit utile pour tous, et que l'on re-découvre des manières faciles, ludiques et gourmandes d'utiliser toute la nourriture de nos cuisines, et de ne plus rien jeter de consommable.

2 commentaires:

  1. Ton article et ce repas m'inspirent plusieurs réactions! Je vais essayer d’être concise, bien que la réflexion soit à plusieurs niveaux.

    Lors de ce repas en crescendo, tout ce que j’ai mangé était digne d’être servi à une grande table. J’espère qu’un grand nombre de personnes présentes à l'événement a réalisé que malgré son ampleur, le gaspillage n’est pas une fatalité et qu’on peut faire des merveilles avec des produits invendus destinés à la poubelle. Combien d’entre eux passeront de la théorie à la pratique, en se fiant davantage à leurs sens qu’à la date?

    Guillaume Rainex et François Grognuz n’ont certainement pas l’habitude de cuisiner des produits industriels ou importés hors saison, mais ils l’ont fait avec brio pour les besoins de la cause. Je tiens toutefois à souligner que ce défi est relevé chaque jour par les cuisiniers des organismes auxquels vient en aide Table Suisse. En tant que bénévole dans l’un de ces organismes – je ne suis pas en cuisine, mais je vois les aliments offerts par Table Suisse passer –, j’ai l’impression que vivre dans l’abondance nous amène à jeter nos choux gras alors que certains peinent à boucler leurs fins de mois!

    Au moins, en Suisse, les grandes enseignes ont la décence d’accepter de donner leurs invendus, mais ce n’est pas le cas partout. À l’Université Laval à Québec, des adeptes du « dumpster diving », des militants écolos et des étudiants fauchés fouillent les poubelles des magasins d’alimentation pour récupérer des aliments parfaitement consommables, souvent surremballés. La réaction de certains commerces? Cadenasser leurs poubelles… Lequel de ces comportements est le plus honteux : gaspiller des produits parfaitement consommables ou les sauver de la décharge au détriment de sa réputation?

    Sur le plan domestique, je crois qu’une partie de la solution est de cuisiner à partir de ce que l’on a sous la main plutôt qu’en fonction de ce qu’on a envie de manger, d’acheter moins et de réfléchir à la manière d’apprêter ces restes. Et pourquoi ne pas sauver des tomates défraîchies à l’occasion pour en faire une sauce ou un coulis?

    Le gaspillage est un problème de riches.

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    1. Merci beaucoup pour ton commentaire !

      Si tu as envie de refaire un article anti-gaspi, n'hésite pas !!!

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