22/01/2023

Du citron, des câpres et de l'amitié.

Je me tue à dire depuis des mois sur tous les tons et sur toutes les plateformes à ma disposition que The Bear est la meilleure série 2022, ce qui en fait aussi la meilleure série culinaire depuis des années. (Ever ?) Plusieurs personnes sont venues me remercier après s'être pris la claque de ce chef d'oeuvre. La dernière en date n'a pas fait les choses à moitié en y consacrant sa newsletter de la semaine, j'ai rougi. Je parle bien sûr de mon amie Sandrine Goeyvaerts, aka ma rémoulade.

Avec Sand on parle souvent de bouffe (How surprising!). Mais pas qu'avec Sand. Je ne me lasse jamais de parler bouffe. Et j'ai la chance d'avoir quatre ou cinq personnes avec qui les discussions bouffe ne se cantonnent pas à partager des recettes, mais on parle ingrédients, Histoire, culture, sexisme, snobisme, toxicité du milieu pro, inspirations artistiques, chimie, physique, obsessions pour un ingrédient, une saveur, une texture ou un plat. Aujourd'hui, c'était autour de la "Chicken Piccata". Ou devrions-nous appeler ça "Scaloppina di pollo al limone" ? Ou poulet "à la Grenobloise" ? Et là où c'est passionnant, c'est que ce n'est pas une traduction directe. Aucune machine de traduction ne peut expliquer les siècles qui éloignent et rapprochent ces recettes. Car il s'agit d'Histoire et de cultures, et si on ne comprend pas d'où elles viennent et pourquoi elles ont chacune été conçues ainsi, on ne comprend pas les subtiles différences entres les trois. 

Celle, classique, italienne du Nord, car même s'il y a du citron (du Sud), il y a du beurre : la Scaloppina. Qui habille une escalope de poulet avec une élégante acidité, parfois un anchois, souvent des câpres sont écrasées dans la sauce, pour la touche de umpf. Toujours du persil pour la fraîcheur et la couleur indispensable, car l'Italie du Nord garde son poulet -ou son veau quand il était la viande la moins chère- avec très peu de coloration. Donc la viande est beige, la sauce est beige, le persil est indispensable. La liaison se fait au beurre, et avec les molécules de farine qui restent de la cuisson du poulet.

Ou la recette qui en fait un plat complet, servie sur des pâtes, la Chicken Piccata. Parce qu'on n'a plus le temps de manger des antipasti, un primi piatti et un secondi piatti, parce qu'on est des immigrés pauvres débarqués sur la Côte Est des États-Unis puis s'éparpillant dans le pays, par exemple jusqu'à Chicago, alors on bosse fort et dur. Heureusement, on a pensé à prendre des tresses d'ail, et quelques bocaux de poissons et légumes, parce qu'on avait franchement la trouille que la bouffe à bord du bateau pour traverser soit dégueulasse, et parce ceux partis avant nous nous ont prévenu : sur place, impossible de trouver de l'ail, il va falloir en planter. On avait raison pour la bouffe à bord, alors on a souvent sorti l'ail. Ça nous a donné une réputation atroce, celle de puer, d'être des immigrés sales. On va garder cette réputation et mais on va la transformer : nous c'est l'Italie, nous c'est la bouffe, la bonne bouffe. On transforme les recettes de nos nonnas avec les produits qu'on trouve, on met les boulettes de viande du secondi piatti dans les spaghetti du primi, ou les pappardelle du primi à côté de l'escalope de poulet. Comme le persil et le citron ont eu moins de soleil, on rajoute de l'ail pour donner du goût. D'ailleurs on rajoute de l'ail partout, par petite dose, pour améliorer les produits un peu fades. Mais ceux qui nous imitent ont de l'ail pas génial, alors ils en mettent des tonnes. Et aujourd'hui, il y a des personnes en ligne qui se vantent de mettre une tête d'ail quand la recette dit une gousse. Et iels disent avoir des origines italiennes, mamma mia. Mais on est fiers de notre cuisine, elle chante encore l'Italie, mais en anglais, avec l'accent italien. C'est une cuisine avec des spécialités régionales (essayez une pizza à New York et une à Chicago, vous verrez !) et avec une farouche envie de transmettre les recettes qui soi-disant viennent de l'arrière-arrière grand-mère. Mais à chaque génération, il y a eu un petit changement, de l'ail, de la mozzarella au lieu de la béchamel dans les lasagnes, plus de viande et moins de légumes car c'est plus facile à trouver dans les grandes villes. Bref, la chicken piccata est autant de Chicago que d'Italie, mais peut-être un peu plus de Chicago. Surtout quand c'est Matty Mattheson et sa soeur qui la préparent pour montrer une recette de The Bear (c'est elle qui était la cheffe consultante sur la série).

Et la Grenobloise, qu'est-ce qu'elle vient foutre dans cette galère ? Et bien à Grenoble on aimait beaucoup le poisson. Et ce n'est pas très loin de l'Italie. Donc on trouve du citron et du persil, mais le poisson par contre, il devait voyager, disons que quand il arrivait à Grenoble, il sentait bien bien le poisson. Pour couvrir l'odeur, il fallait des saveurs fortes. Des dés de citrons, des câpres, des croûtons pour bien pomper tout ça, du beurre bien sûr, et du persil pour la touche de fraîcheur et de couleur, et bam, je vous sers un filet de poisson ni vu ni connu. 

On revient à l'idée de saveurs très fortes. Celles pour lesquelles les immigrés italiens aux USA se sont fait très mal voir très longtemps en arrivant. Celles qu'on célèbre aujourd'hui comme une des meilleures gastronomie du monde car on comprend sa finesse et son ode aux produits plutôt qu'aux techniques (quoique les techniques demandent perfection).

Mais dans le même esprit : citron + un aliment amer et salé + protéine assez neutre + gras, je pourrais aussi vous parler du tajine de poulet citron confit et olives vertes. Le gras sera l'huile d'olive au lieu du beurre, les olives remplacent les câpres, et le citron confit sublime le tout, pompé par le poulet. En voyageant ainsi dans quatre pays, dans quatre traditions culinaires fières et célébrées, à travers quatre recettes qui reposent sur le même équilibre, en comprenant cet équilibre, j'arrive ensuite à ma propre version. Celle qui va dépendre de mon goût du jour. De l'état de mes placards. Version que je vais improviser en la faisant, et en pensant à The Bear, aux escalopes de veau au citron de ma bibliothèque de souvenirs, à mon amour pour le tajines, à Sandrine et un peu à vous aussi. À comment vous raconter une recette, à comment choisir la version que je vais vous présenter. Car si certain·e·s sont comme moi, vont lire la recette, la comprendre puis improviser. Je sais que d'autres suivent à la lettre, à la goutte de jus de citron près. C'est une sacré responsabilité. Écrire CS au lieu de CC et vous avez une recette immangeable. Mais pour celle-ci, que faire ? Comment oser me poser en spécialiste d'une recette qui ne serait qu'une inspiration entre 4 recettes différentes ?

En ne le faisant pas. Je ne vais pas vous dire comment faire. Je vous ai mis des liens où vous pouvez voir divers versions de ces recettes en vidéo pour comprendre les gestes. Et ci-dessous des images de comment j'ai fait moi aujourd'hui. Merci d'excuser les facéties du rayon de soleil de ma cuisine. 

Mais surtout, faites comme vous le sentez. Et si vous avez des questions, je réponds aux commentaires. N'oubliez pas le petit coup de zeste à la fin. Ne lésinez pas sur le beurre. Choisissez le bon vin (ou du bouillon). Et prenez une photo pour Sand et moi, on est probablement en train de papoter misandrie ou recette sur instagram anyway. Bon appétit !


PS : Si vous aviez le moindre doute, c'est DÉ-LI-CIEUX.

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